Vers la fin du XIXe siècle l’Italie connaît un grand mouvement migratoire qui portera ses citoyens à chercher fortune ailleurs. Si les destinations d’outre- Atlantique sont celles qu’ont accueillies la majeure partie de cette émigration, les pays de la rive méridionale de la Méditerranée ont connu aussi l’installation de communautés d’émigrés italiens. Les travaux financés par les puissances coloniales française et anglaise avaient attiré dans toute l’Afrique méditerranéenne un nombre élevé d’ouvriers pour la plupart provenant de Sicile, Sardaigne et de l’Italie du Sud. La Tunisie était le pays africain avec le plus grand nombre d’immigrés italiens, en 1905 ils étaient environ 90 000. Après la Tunisie, l’Egypte était la destination africaine préférée de ceux qui délaissaient la Péninsule. L’installation des Italiens dans le protectorat français ne concernait pas seulement le cadre urbain de la ville de Tunis où ils étaient très nombreux et avaient formé des quartiers ethniques_ mais aussi les campagnes et les mines de l’intérieur. Les études de Gianni Marilotti1 sur la présence des ouvriers sardes dans les mines des phosphates de Gafsa, Kâala Djerda, Metlaoui et celles de Daniela Melfa 2 sur les agriculteurs et vignerons siciliens dans les régions de Kelibia, Enfida, Mornaguia et Zaghouan démontrent la composition régionale de cette émigration prolétaire. Une des différences avec l’émigration italienne d’outre-Atlantique était que les contacts méditerranéens avaient une histoire plus longue et donc plus stratifiée : en Tunisie, par exemple, il y a eu des présences italiennes – ou italophones – qui dataient au moins de l’époque moderne et qui occupaient des positions aisées dans le contexte beylical précolonial3. Les émigrés prolétaires du XIXe siècle trouvèrent donc une élite italienne fruit des contacts pluri-séculaires entre les deux rivages. Les descendants des pécheurs génois du corail qui s’étaient installés à Tabarka au XVIe siècle, les Juifs séfarades de Livourne – les Grâna 4 – venus à Tunis vers le XVIIe siècle, les prisonniers des corsaires barbaresques, les patriotes du Risorgimento exilés, formèrent au XIXe siècle un groupe déjà bien intégré dans le système tunisien.
À l’instar des études sur le nationbuilding des historiens Hobsbwam, Mosse, Banti, Thiesse 6 et en adoptant la perspective de «communautés imaginées » de Anderson7, notre vise à montrer si et sous quelle forme se structure dans ce contexte d’émigration un processus de construction nationale. Bien entendu, le rapport entre les élites et les classes sociales moins aisées de la plus récente immigration est au centre de l’intérêt de la recherche. Le but est l’analyse des structures, des raisons et des dynamiques sociales du sentiment d’identité collective. Si les identités collectives sont des produits d’imagination sociale, cela est encore plus vrai et concret dans un contexte migratoire où on veut construire ou affirmer une identité nationale, donc un lien social collectif mais exclusif, dans un milieu étranger. Comment ces populations géraient-elles leur identité italienne dans le contexte de la colonisation française ? C’est-à-dire, avec Balandier8, dans une société segmentée selon critères des ethniques qui interagissaient avec des divisions sociales et économiques. L’étude de l’interaction de l’imaginaire italien avec les dynamiques sociales d’une communauté expatriée permet d’analyser concrètement la construction d’une identité collective. Une thématique centrale est sans doute le concept d’italianité vu comme l’ensemble des caractères imaginés ou réels, des références culturelles et sociales, stéréotypes – internes et externes –. L’imaginaire national présenté comme un système inébranlable de valeurs, traditions et qualités du peuple italien, se modifie en se positionnant par rapport aux besoins du moment et au contexte. L’italianité du Risorgimento était bien différente de celle impérialiste du 1911, de celle fasciste ou de celle républicaine. À cette évolution diachronique il faut ajouter des variations, des nuances, par rapport aux lieux où l’idée “d’Italie” devait être pratiquée. À la fin du XIXe siècle il était qualitativement différent de se proclamer Italien en Italie, aux Etats-Unis, en Érythrée, ou à Tunis.
Le cas de l’émigration italienne en Tunisie présente donc des particularités qui la rendent unique : pays de colonisation française mais dans lequel la population italienne est majoritaire démographiquement par rapport aux colonisateurs. La situation est rendue encore plus tendue par des revendications colonialistes que l’Italie avait envers la Tunisie et qu’ont été effacées par l’expansionnisme français. Le choc de 1881, ‘lo schiaffo di Tunisi’ avait fait démissionner le gouvernement Cairoli et changé le cours diplomatique des rapports franco-italiens. Avec la successive normalisation des rapports entre les deux pays, certains secteurs de l’opinion publique italienne ne cessaient pas de regarder la Tunisie comme une sorte de ‘colonie manquée’, signe de la faiblesse italienne dans la politique coloniale. Dans certains milieux émergeait l’idée de la Tunisie comme exemple des avantages et des succès qui pouvait avoir une colonisation italienne en Afrique. La Tunisie devient ainsi la justification des aspirations italiennes en Afrique et notamment, en Tripolitaine. Les propriétés agricoles italiennes présentes dans les régions tunisiennes, les activités des bourgeois, des pêcheurs, des ouvriers dans la construction des infrastructures – en grande majorité des Siciliens – témoignaient de l’importance de l’élément italien en Afrique bien que subordonné à l’autorité française. En 1887 Paul Leroy- Beaulieu dans son livre sur la colonisation française en Algérie et Tunisie écrit à propos des mesures à prendre à l’égard des Italiens en Tunisie: «…il faudra, toutefois, prendre quelques précautions pour que la France ne couve pas en Tunisie un œuf italien…». La prépondérance démographique des Italiens et leur concours direct au développement de l’économie coloniale dans le cadre du système français, était objet d’accusation, de revendications et de tensions entre l’Italie et la France.
Si les autorités françaises craignaient un ‘péril italien’, Rome ne voulait pas laisser une communauté si importante tant d’un point de vue économique que politique, à l’assimilation française. Les questions d’appartenance ethnique et nationale se chargent des significations spécifiques dans la Régence, liées aux ambitions italiennes en Afrique et aux rapports franco-italiens. La Tunisie rentrait dans un certain discours colonialiste italien maintenu vivant par les nationalistes, comme Corradini et Castellini10, et qui sera reprit lors du fascisme. L’émigration des Siciliens et des Sardes en Tunisie était interprétée selon la rhétorique colonialiste italienne comme un signe de l’expansionnisme du peuple italien. L’union des capitaux et de l’administration coloniale française avec le travail des ouvriers italiens s’inscrivait dans l’idée de ‘l’Afrique latine’, qui incluait dans la même classe de colonisateurs les Français et les Italiens. La Tunisie des émigrés italiens entrait ainsi dans l’imaginaire colonialiste de Rome, en devenant ainsi un espace qu’on pourrait définir de ‘transcolonial’ pour sa fonction de contact entre les deux colonialismes. En outre, on veut considérer le cas italo-franco- tunisien comme un trait d’union entre l’émigration, la colonisation et le colonialisme dans la complexité d’une société coloniale. L’hypothèse est de voir dans le cas tunisien – pour certains aspects et contextes – un exemple de colonisation italienne sous le colonialisme français. Avec le terme colonialisme on fait référence à tout un système et à un dispositif de pouvoir de domination et assujettissement culturel et matériel, comme tracé par Edward Saïd11, en le distinguant de celui de ‘colonisation’ auquel on donne une signification plus concrète d’installation, production et reproduction, dans un territoire par une population allogène. Wolfgang Reinhard12 souligne que c’est un événement très rare, presque impossible, dans l’histoire contemporaine un processus de colonisation sans colonialisme. Si l’on peut être d’accord avec l’historien allemand il faut ajouter pourtant que le cas tunisien ne peut tenir bien d’exemple en révélant une situation mixte, dans laquelle le colonialisme d’une minorité européenne gère, outre l’exploitation coloniale des ressources du pays et ses habitants, la colonisation faite par une autre minorité européenne.
La Tunisie avait été pour l’Italie une ‘colonie perdue’ mais la présence d’Italiens émigrés ne permettait pas d’oublier totalement ce pays méditerranéen si proche de la Péninsule. Si la Tunisie était une ‘colonie perdue’, les Italiens de Tunisie formaient une ‘colonie dans la colonie’ que, pourtant, Rome ne voulait pas perdre. L’ambiguïté du terme italien de ‘colonie’, utilisé – à l’époque – tant pour les communautés expatriées (comme en Argentine) que pour les possessions d’outremer (Érythrée, Somalie), a été un moyen pour l’élite libérale italienne d’encadrer les différentes communautés à l’étranger dans une générique Italie d’outre-mer. L’ambiguïté du terme correspond, pour le cas étudié, à une incertitude du positionnement de la présence italienne dans cette situation coloniale : étaient-ils plus des colonisateurs ou des émigrés ?
Dans l’espace social colonial les Italiens se trouvaient entre la classe dominante des colonisateurs français et celle dominée des colonisés tunisiens. Revendiquer l’italianité dans la Tunisie coloniale stigmatisait une condition intermédiaire dans laquelle des ouvriers européens partageaient avec la population locale tunisienne de conditions sociales et économiques similaires. Si le prolétariat italien de Tunisie était beaucoup plus proche des Tunisiens que des Français, il ne faut pas oublier la segmentation sociale ethnique typique d’une société coloniale. Les Européens, même si ‘rivales’ ou concurrents partageaient une même condition de privilège, directement ou indirectement, dans l’espace colonial. Des émigrés sentimentalement proches des colonisateurs mais dont la pauvreté économique, les rapproche des colonisés. Cette ambiguïté deviendra encore plus paradoxale lors de l’invasion italienne en Libye. La circulation de pratiques et des discours dans l’espace colonial tunisien permet d’analyser la Tunisie et ses Italiens comme un trait d’union entre émigration et colonialisme, et, lors de la guerre de Libye, comme point de contact entre les colonialismes français et italien.
Gabriele MONTALBANO
est doctorant contractuel Section des Sciences Historiques et Philologiques à l’Université de Firence.